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ETATS-UNIS > CARNETS DE VOYAGES > NEW YORK
Genève, New York - 23 juin 2003
15 heures et des poussières. Dans une ultime poussée, le gros
avion quitte Genève. Notre sol, notre vie, notre histoire.
A ce moment-là, nous ressentons un vide énorme et une angoisse
croissante. Et si tout s'emballait, si rien ne fonctionnait comme
prévu ? Et si cette aventure s'avérait être une voie sans issue
?
Bien sûr, nous nous sommes posés ces questions
avant de réserver le voyage, mais cet après-midi-là, à cette heure-là,
elles deviennent lancinantes… presque douloureuses. Mathieu a
quitté sa faculté de droit, j'ai donné ma démission … Une sensation
angoissante de vide, donc, lorsque l'avion quitte doucement le
tarmac pour nous emmener nulle part, partout, mais pas chez nous.
J'avale frénétiquement un anxiolytique puis un
somnifère. Mes yeux se ferment lentement. Lorsqu'ils se rouvriront,
nous survolerons déjà l'Atlantique. Peut-être aurons-nous même
atteint le Nouveau Monde ? J'ai la tête qui part …
LUNDI 23 JUIN 2003 - Six fuseaux horaires
plus tard
20 heures devant l'aéroport JFK de New York. L'animation
de cette ville plus peuplée que notre petit pays nous prend à
la gorge. Un employé hurle des ordres aux taxis, agglutinés devant
la sortie. Ils se disputent cette précieuse marchandise, à coups
de sifflets, de klaxons et d'insultes … nous. Mais ce soir, nous
ne sommes pas à vendre. Par mesure d'économie, nous prendrons
le bus … plus long mais moins cher.
L'animation nous prend à la gorge et au cœur :
que d'appréhensions à traverser ce pays colonisateur, empirique,
hautain, extrémiste, conservateur. Et aujourd'hui, en plus francophobe.
Quel accueil, quels contacts ? Que sont-ils devenus depuis leur
illégitime croisade contre le terrorisme au pays de l'Or noir
?
L'employé continue à hurler. Je ne comprends rien,
juste les intonations de sa voix. Il semble chanter. Nous sommes
là, perdus, assommés par huit heures de voyage et je m'en veux
de dépenser mon argent ici, de leur donner l'impression de cautionner
leurs saloperies. Je pensais ne rien avoir à leur dire, la tête
remplie de mépris. Et soudain, l'employé me sourit. Je ne m'y
attends pas et, dépourvue, lui rends son sourire. Il résonne en
moi, honteusement. Que pense-t-il de tout ça ? De la guerre, de
l'Onu, des Français ? Rien, il ne pense qu'aux taxis, qui n'avancent
pas. Et j'ai honte. Le voyage a été réservé avant l'Irak et je
dois maintenant l'assumer. Mathieu respire un grand coup :
- Quel bonheur de retrouver les Etats-Unis !
Je le regarde puis l'embrasse. Oui, quel bonheur
! Pour ce sourire et tout le reste à venir. Je l'embrasse et m'engouffre
dans ses bras. Désormais, ma maison, c'est lui.
Le bus arrive enfin. L'employé s'époumone. Quel
bonheur de retrouver les Etats-Unis !
MARDI 24 JUIN 2003
New York, ville mutilée, s'étale devant nous. Le
ferry amorce un lent virage, les passagers se taisent enfin …
le temps de sortit leurs appareils à souvenirs.
Sur la rive, derrière deux buildings majestueux,
un trou énorme. L'étage zéro, mausolée malgré lui, hanté par l'âme
des 3 000 employés du Wolrd Trade Center, présents au mauvais
endroit, au mauvais moment. Le guide égrène ses propos, sans doute
les mêmes depuis 2 ans. Avant de poursuivre sa route, tout autour
de Manhattan.
3 heures plus tard, la tête pleine de gratte-ciels et de touristes,
le bateau nous dépose au port. Nous poursuivons notre pèlerinage
sur les traces des sacrifiés du pétrole.
Ils s'appellent John, Tim, Valentin, Nancy. Ils
ont leur nom, leurs photos affichées sur les panneaux, tout autour
du chantier. Des panneaux rouge, blanc, bleu, immaculés d'American
Flags. Les familles continuent à s'y recueillir. D'autres fois,
ce sont des anonymes, qui ressentent immanquablement le même besoin
: celui de laisser une trace, de faire partie de l'histoire.
- Sorry for your losses. Aaron from Canada
- God Bless America
- Why ?
Le cœur se serre. C'est injuste. Toutes ces vies,
toutes ces nationalités. Qui essayaient-ils de punir ? Les visages
se suivent jusqu'à la " viewing plateform ". Ici, tout est un
show. Même la mort, surtout la mort, lorsqu'elle attire les touristes,
lorsqu'elle attire l'argent.
Un rire aigu m'arrache à mes rêveries. Deux New
Yorkaises échangent des blagues, devant le portrait du Lieutenant
John Napolitano, mort à 33 ans, dans l'exercice de son devoir,
selon la formule consacrée. Elles rient, elles s'en foutent …
il n'y plus que les touristes et les familles qui pleurent encore.
Quelle mascarade !
MERCREDI 25 JUIN 2003
Les jours avancent, le pèlerinage continue. Ladder
4 / Bataillon 9. A quelques blocs de Ground 0, une caserne de
héros. Un homeless nous interpelle :
- Les flics, c'est de la merde. Les pompiers
sont les meilleurs !
Un jour, une nuit. Des centaines de morts plus
tard, ils atteignent presque la canonisation. Mi-hommes, mi-dieux,
les pompiers de New York, immolés, imposent le respect, de toutes
façons. Et ce sont ceux qui restent qui en profitent. A poser
avec les enfants, des étoiles dans les yeux, à perpétrer le mythe,
à parler de ceux qui sont partis.
Dans l'attente d'une énième sirène, Mark, 26 ans,
sort les poubelles … les poubelles des héros. Il discute avec
une grosse femme, surexcitée d'approcher de si près une légende.
Et ça lui plaît, à Mark. Lui qui ne rêvait que de ça, depuis qu'il
sait marcher : être pompier à New York. Tout a commencé il y a
deux ans, ou presque. Un matin ordinaire.
- Je pensais que ce serait le plus beau jour
de ma vie. Mais ça se révéla être le pire … le 11 septembre 2001,
mon premier jour de travail.
Il a vécu les sirènes hurlantes, les hommes qui
partaient pour ne jamais revenir. Puis la poussière enlaçant mortuairement
l'île de Manhattan. Enfin, les recherches désespérées. Il a vécu
tout ça, Mark, et quand il en parle, il observe le mur, en face,
et les visages de ses compagnons d'infortune.
- Tous ces gars-là avaient des projets, une
famille, une vie. Aujourd'hui, je veux vivre au jour le jour et
profiter de chaque instant, comme si c'était le dernier.
La sirène nous interrompt. Mark grimpe dans camion
rutilant, fièrement. La grosse femme jubile, et lui aussi, sans
doute … Un feu ? Un attentat terroriste ? Un chat coincé dans
un arbre ? Mark ne sait pas, mais il y va, fidèle au précepte,
qui s'étale en lettres d'or à l'avant du camion :
- Never missed a performance …
God bless the firemen of New York.
Sur le chemin du retour (… quel hôtel minable),
Kim et Elise nous tendent un tract. Pas de chaussures discount,
pas de liquidation totale, mais une croix, qui jaillit de Ground
zero. Une crois de métal, érigée avec les débris des tours jumelles,
" Derrière la gloire de la Croix ". Ils viennent tous deux du
Texas, lointain et conservateur Texas, pour apporter la bonne
nouvelle aux New Yorkais. Kim, 13 ans, récite son texte par cœur
:
< - La bonne nouvelle, c'est que tous ces morts
sont au Paradis. Et que j'y irai aussi. C'est pour ça que je n'ai
pas peur, quoiqu'il arrive.
Ah, naïf petit Kim ! Il suffirait donc de périr
atrocement le 11 septembre 2001 pour avoir droit à la vie éternelle
? Je ne peux m'empêcher de tirer un parallèle avec ses jeunes
hommes, pilotes des avions meurtriers. A eux aussi, on a promis
le paradis. Qui a raison ? Les Kamikazes de l'Orient contre ceux
de l'Occident. Vaste monde de paradoxes, mais Kim est encore trop
jeune pour comprendre, trop jeune pour distribuer ces tracs. Pauvre
petit Kim, otage de la pensée unique, otage des adultes intéressés,
otage d'une planète trop complexe pour un petit bout d'homme.
SAMEDI 28 JUIN 2003
Nous arrivons au terme de nos 5 nuits, dans notre
petit hôtel, négligemment posé sur le très animé Time Square.
5 nuits et l'actualité nous rattrape : la Cour Suprême des Etats-Unis
vient de juger inconstitutionnelle la loi texane interdisant la
sodomie. Un pas de géant pour les homosexuels, un petit pas pour
les Etats-Unis. Ce matin encore, à la télévision, un pasteur de
la mouvance évangélique débitait ses saletés, illégales et pourtant
protégées par le premier amendement de la Constitution :
- Dieu aime les homosexuels, mais il déteste
leurs agissements. Car ils mettent en péril l'institution de la
famille.
Nuée d'applaudissements, les fidèles acquiescent.
J'ai la nausée…
Demain, les homosexuels de tout le pays se retrouveront
à Greenwich, New York, pour l'annuelle Gay Pride, la fierté gay.
Encore plus fière, encore plus forte depuis cette décision historique.
Envers et contre l'opinion publique, ils ont le droit de s'aimer,
avec le cœur et avec le cul. Au nom tout puissant de la Constitution
américaine, le droit de prendre le sexe de leur compagnon dans
la bouche, le droit de le pénétrer analement, le droit d'être
différent et de pratiquer librement cette différence, chez eux,
à l'abri des regards offusqués.
Cet après-midi, nous croisons à Central Park quatre
jeunes homosexuels, venus tout spécialement de l'Arizona, pour
le grand défilé du lendemain. L'Arizona Deep South, petit voisin
du Texas, aux us et coutumes similaires : peine de mort, racisme,
conservatisme… une bouffée de liberté dans la métropole la plus
métissée du monde, la plus tolérante peut-être ? 20% de la population
de new yorkaise serait homosexuelle. Et pourtant, il y a 3 ans,
cette même loi anti-sodomie conduisait à l'arrestation de 60 personnes,
à New York même.
Un pas de géant pour la communauté arc-en-ciel,
un petit pas pour les Etats-Unis.
Nous essayons désespérément de trouver un hôtel
à Greenwich, deux jours supplémentaires. Le temps de vivre cette
gay pride aux accents si particuliers … en vain. Toutes les chambres
sont prises. Nous ne serons pas de la fierté et continuons notre
route, en nous enfonçant plus loin dans l'Amérique profonde et
conservatrice. C'est du moins ce que nous pensions en quittant,
à contre cœur, une Grande Pomme aux arômes étranges.
Lire la suite : Voyage à New Haven, Connecticut
Carnets de voyage :
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